L’Adoubement des Chevaliers

Article réalisé d’après les écrits de Jean FLORI, Docteur d’Etat es Lettres et Sciences humaines du Centre d’Etudes Supérieures des Civilisations Médiévales de Poitiers.

L’adoubement d’un chevalier éveille dans nos mémoires des images issues, dans le meilleur des cas, d’enluminures de manuscrits souvent tardifs (14ème et plus encore 15ème siècles) : dans le pire, peut-être plus fréquent, de films dits « historiques » très romancés, plus soucieux de répondre à l’attente émotionnelle du public que de se conformer à une réalité jugée souvent trop banale, colorée de significations trop diverses et ambiguës et, qui plus est, variables selon les lieux et les époques.

C’est ainsi que s’est imposée, dans une large part du public, l’image stéréotypée d’un adoubement ritualisé par lequel tout chevalier peut à son tour « faire chevalier » un postulant qui en est digne.

Debout devant ce postulant parfois un genou à terre, il l’adoube en le frappant légèrement à l’épaule du plat de son épée et, par ce geste, lui « confère la chevalerie », tel Bayard faisant chevalier son roi au soir d’une bataille. Il assortit parfois son geste d’une déclaration éthique rappelant les devoirs qui lui incombent désormais en tant que chevalier : être partout le défenseur des faibles et des opprimés, le protecteur de la femme et de l’orphelin, le soutien des justes causes.

Cette représentation de l’adoubement n’est pas radicalement mensongère, mais elle n’en est pas moins totalement inexacte. Il s’agit en effet d’une image composite, regroupant des traits qui, apparus à des époques diverses, n’ont jamais coexisté. La plupart d’entre eux sont très tardifs, d’autres sont primitifs et ont vite disparu, d’autres encore appartiennent davantage au domaine du rêve et du mythe qu’à celui de la réalité.

Il existe une autre image de l’adoubement, moins répandue, mais tout aussi inexacte parce que trop partielle et partiale : Là, c’est un évêque qui officie et la scène se passe dans une cathédrale.  Après une nuit entière passée en prière, le futur chevalier est adoubé. Son épée, préalablement déposée sur l’autel, a été bénie par l’officiant, ainsi que la plupart de ses armes. L’évêque, en les lui remettant, prononce des prières et des formules de bénédictions chargées d’éléments éthiques à caractère religieux. Enfin il « fait chevalier » le postulant en le ceignant du glaive, symbole de sa mission de défenseur de l’Eglise, de combattant de la foi, de protection de tous ceux qui ne portent pas d’armes : membres du clergé, pauvres, veuves et orphelins.

Il en existe une troisième, moins répandue mais peut-être moins fautive, à l’origine du moins : dans une cour de château, un seigneur fournit publiquement aux guerriers qu’il vient de recruter, ainsi qu’à quelques jeunes gens de sa maisonnée qui en ont l’âge, les armes qui feront d’eux des chevaliers à son service ou au service de parents ou alliés. Simple remise de leurs « outils de travail » à des guerriers les plus subalternes, cette formalité ne présente guère de traits cérémoniels et marque seulement l’entrée d’un jeune homme dans la carrière militaire.

Il en est, enfin, une quatrième : lors du sacre royal, après saint Louis, on arme le future souverain, faisant de lui un chevalier avant de le couronner roi.

Ces quatre images illustrent des traits différents issus d’horizons et d’époques diverses. Aucune ne reflète la réalité de l’entrée en chevalerie qui n’a évidemment pas les mêmes caractères, ni sans doute la même signification, selon qu’il s’agit de l’adoubement d’un guerrier ordinaire au début du 11ème siècle ou de la promotion à l’honneur chevaleresque d’un roi au début du 16ème siècle.

Comme la chevalerie, l’adoubement a connu une profonde évolution au cours de son histoire. Cette histoire de l’adoubement n’a jamais été faite. Nous ne pourrons donc en donner ici qu’une brève esquisse reposant pour l’essentiel sur des travaux personnels et sur ceux de quelques rares médiévistes qui ont tenté d’éclairer ces domaines mal connus, malgré (ou plus probablement à cause de) la grande quantité de sources qui s’y rapportent. Ces sources appartiennent en effet à des domaines divers que les cadres trop rigides de l’enseignement universitaire prédisposent mal à utiliser ensemble : l’historien, préparé à l’étude critique sévère et austère des textes latins principalement diplomatiques et juridiques se défie souvent – quand il ne les ignore pas totalement – des sources littéraires qui lui semblent peu sûres car trop teintés d’imaginaire. Le médiéviste littéraire s’intéresse souvent plus à la forme du texte et à sa valeur poétique qu’à sa dimension documentaire, et son goût le porte généralement peu vers les investigations minutieuses et arides de la recherche historique. L’un et l’autre sont également peu attirés par les textes de nature théologique ou liturgique. Or, il se trouve que l’histoire de la chevalerie dans son ensemble, et de l’adoubement en particulier, exige le recours à ces trois domaines. Leur explication et la synthèse qui en résulte, n’en est que plus difficile, plus vaste et plus lente.

Il convient tout d’abord de se garder d’un piège : celui de la généralisation hâtive. Un mot, nous l’avons vu, ne désigne pas la même réalité au fil du temps qui passe. Les termes ministre, bureau, ou… chevalier en donnent la claire démonstration. Il en est ainsi également de la remise des armes dont la signification diffère selon les temps et les circonstances. Toute prise d’arme n’est pas nécessairement entrée en chevalerie, toute concession de l’épée n’est pas adoubement.

Les plus anciennes mentions de remises solennelles de l’épée, en effet, ne sont pas liées à l’entrée en chevalerie : elles constituent l’un des rites fondamentaux du couronnement des rois francs d’Occidents, bien avant que l’on puisse réellement parler de chevalerie, dès le 9ème siècle.

La raison en est simple : dans la société occidentale, mérovingienne puis carolingienne, issue de l’imprégnation du tissu romain antique par les mentalités nouvelles des conquérants germaniques, la guerre constitue une valeur fondamentale, les armes ont un caractère sacré, et tout roi, tout gouvernant, tout « grand » ne peut-être qu’un guerrier.

Les premiers rois germaniques, on le sait, étaient élus par l’assemblée de leurs compagnons guerrier, hissés sur le pavois, revêtus des armes d’apparat dignes de leur rang. En se « romanisant » quelque peu, les royautés barbares se sont policées, l’Eglise a adouci et institutionnalisé leurs coutumes et leurs mœurs, mais sans éliminer leurs fondements guerriers. Tout au plus a-t-elle « baptisé », christianisé leurs rites qui, de « magique et païens » sont devenus « magico-chrétiens ». C’est particulièrement le cas des rites liés à l’épée, signe chez les Germain, du pouvoir armé de droit divin, de l’autorité, de la violence guerrière à caractère sacré. Cette valeur éminente des armes chez tous les Germains frappait déjà César, pour lequel la remise des armes signifiait l’entrée dans une profession caractéristique, l’armée, et non l’accession à une classe d’âge. Il écrit en effet : « affaires publiques ou affaires privées, ils ne font rien sans être en armes. Mais la coutume veut que nul ne prenne les armes avant que la cité ne l’en ait reconnu capable. Alors, dans l’assemblée même, un des chefs ou le père ou ses proches décorent le jeune homme du bouclier et de la framée : c’est là leur toge, ce sont là les premiers honneurs de leur jeunesse, mais auparavant, ils sont censés appartenir à une maison, ensuite à l’Etat » (tacite, la Germanie, éd. J.Perret, Paris, 1083, p. 78).

Huit siècles plus tard, l’historien Paul Diacre rapporte que les fils des rois Lombards ne sont pas admis à la table de leur père tant qu’ils n’ont pas été jugés dignes de recevoir les armes de la main d’un autre roi dans une autre cours.

Malgré le caractère fragmentaire de ces témoignages, beaucoup d’historiens n’hésitent pas à y voir les traces continues de la coutume qui, aux 10ème et 11ème siècles, conduisait les seigneurs à envoyer leurs fils à la cour d’un proche (souvent un oncle maternel) afin qu’ils y soient « nourris », c’est-à-dire éduqués comme écuyers, servant « pour armes » jusqu’à leur adoubement par ce même seigneur. C’est difficile à affirmer car il y a là un « trou » documentaire de plusieurs siècles. Ces récits témoignent en tout cas de la valeur suréminente des armes dans ces sociétés germaniques (dont témoigne aussi l’archéologie, en particulier les tombes), et le sens « civique » et social, proche d’un rite de passage, de la remise des armes dans les milieux élevés.

L’épée, en particulier, prend au Moyen Age de nouveaux sens. Chez les romains, on l’a vu, elle était associée au pouvoir délégué des magistrats agissant au nom de l’Etat. La disparition, ou pour le moins la privatisation de la notion d’Etat et de service public ont enrichi cette symbolique. Le roi d’abord, puis, dès le 9ème siècle, les comtes et autres princes sont représentés « en majesté », porteur des signes de leur fonction et en particulier de l’épée, symbole de leur autorité sur les hommes, nous dirions aujourd’hui de leur pouvoir de justice, de police et de direction des forces armées. Cette épée des princes a une telle valeur symbolique que, lors d’une assemblée tumultueuse réunissant Français, Normands et Allemands qui en venaient aux mains, il suffit que le duc de Normandie Guillaume Longue Epée la fasse porter sur les lieux par l’un de ses barons pour que les esprits, à sa vue, se calment aussitôt et que l’ordre soit rétabli.

Pour les « grands » (les seuls qui, dans les plus anciens textes, retiennent l’attention des rédacteurs), la remise de l’épée ne marque donc pas seulement, ni même surtout, leur entrée dans une chevalerie encore à naître. Elle a une signification sociale et politique plus que professionnelle ou militaire.

Remise des armes

La remise des armes comme signe de pouvoir

Les plus anciennes mentions de remise des armes (et en particulier de l’épée), dans les annales et les chroniques, concernent en effet des empereurs, des rois, puis des princes au moment où ils atteignent l’âge des responsabilités. C’est évident dans le cas de la remise de l’épée aux rois lors de leur couronnement. On en trouve mention dès le 8ème siècle, mais les formes rituelles n’en sont connues qu’à partir du 10ème siècle, particulièrement par les rituels de bénédictions du Pontifical Romano-Germanique qui s’impose peu à peu en Occident à cette époque et dont de nombreux manuscrits nous fournissent les textes. Ces rituels méritent attention car plusieurs prières et bénédictions, liées à la remise du glaive au souverain, (à côté de la concession du sceptre, de la couronne et autres symboles du pouvoir royal), furent bien plus tard réutilisées pour des adoubements de chevalier. L’éthique royale qui s’y exprime fut ainsi transférée aux chevaliers après un long parcours que nous allons décrire.

Outre ces remises d’armes, partie intégrante des rites de couronnement royal, il en est d’autres qui n’y sont pas directement liées mais qui n’en expriment pas moins, par rappel ou par anticipation, un droit de gouvernement. Lorsque un roi ou un prince déjà couronné devenait (ou redevenait) le maître d’une principauté, duché ou comté, il n’était pas couronné à nouveau, mais une remise solennelle des armes, généralement l’épée, traduisait symboliquement son autorité sur cette région. On en connaît plusieurs exemples aux 9ème et 10ème siècles. Inversement, lorsque le nouveau prince n’était pas en âge d’être couronné (et encore moins, on s’en doute de devenir chevalier, ce qui n’était guère possible avant 15 ans), on lui remettait des armes qui n’avaient évidemment aucune signification « professionnelle », mais exprimaient aux yeux de l’assistance le pouvoir dont le très jeune prince était investi. Cette autorité incluait, bien sûr, la fonction militaire (en tant que chef des armées), mais aucunement l’exercice effectif de cette fonction, comme « chevalier » ou simplement comme guerrier. On le voit clairement par exemple en 781, lorsque Charlemagne concède à son fils Louis le gouvernement de l’Aquitaine, et auquel on remet, avant son départ, « des armes adaptées à son âge »… il avait en effet trois ans à l’époque : il fut dix ans plus tard « ceint de l’épée » par son père à Ratisbonne. N’était-ce pas encore bien jeune pour devenir « chevalier » ? Mieux vaut y voir à nouveau le signe de la publication d’un droit à gouverner. C’est aussi dans ce même sens que, au moment de leur déposition (par exemple celle de Louis le Pieux en 833), les empereurs, les rois ou les princes sont privés de leur « cingulum militiae », qui, ici, ne désigne évidemment pas le « baudrier de chevalerie » mais bien plutôt le « ceinturon du service public », au plus haut niveau on le voit puisqu’il s’agit de souverains. On peut citer de nombreux exemples allant dans le même sens.

Le glissement vers le bas du couronnement et de la remise d’armes, en particulier de l’épée (que les Allemands nomment Schwertleite pour la distinguer, précisément de l’adoubement chevaleresque qui lui se dit Ritterschlag) s’amorce dès le 10ème siècle et on en a des traces plus claires au cours des 11ème et 12ème siècles. A ces époques, on connaît des formules de couronnement réservées à des ducs et à des comtes, et même des remises d’armes destinées à des princes de moindre importance, voire à des seigneurs ou châtelains exerçant, théoriquement au nom de leur roi, des fonctions publiques de type régalien : droit de « ban » ou autorité militaire, droit de justice, droit de battre monnaie, etc. Là encore, dans la plupart des cas, ces remises d’armes ne sont généralement pas le signe d’une entrée dans la chevalerie, mais la manifestation publique, (à une époque où gestes et rites visibles l’emportent sur l’écrit) de l’accession d’un jeune seigneur à ses nouvelles responsabilités de gouvernant et de chef de guerre. C’est la raison pour laquelle ces remises d’armes sont le plus souvent associées à d’autres cérémonies démontrant également l’autonomie et le pouvoir adulte des « grands » : mariage, investiture, concession d’un domaine, etc.

Jusqu’où se poursuit ce glissement vers le bas ? Il est très difficile de le dire. On peut l’affirmer en tout cas à propos des maîtres des grandes seigneuries. Il est probable aussi pour les châtelains, ceux du moins qui détiennent une part importante de pouvoir public privatisé, que le terme « militia », on l’a vu, désignait aussi. Mais plus on descend dans la hiérarchie des pouvoirs effectifs, plus ces pouvoirs se réduisent jusqu’à se confondre avec l’exercice du seul pouvoir armé. C’est à ce niveau que l’on doit placer les chevaliers. On ne connait malheureusement pas, pour eux, de rituels d’adoubements spécifiques avant le 12ème siècle. La chevalerie, avant cette date, est encore dans les limbes, et les chevaliers ne sont guère que des guerriers, subalternes pour la plupart, combattant pour leurs maîtres et dont on n’exige que force physique, courage, fidélité et obéissance. Ce sont là vertus de base de la future chevalerie.

L'église

L’Eglise et la remise des armes

Avant le début du 11ème siècle, l’Eglise ne s’intéresse guère aux chevaliers, qui ne sont que des exécutants. La remise des armes « princières », en revanche, retient toute son attention, car il s’agit alors de personnages qui détiennent le pouvoir et dont elle a tout à attendre ou à craindre. Les rituels du sacre royal en témoignent, qui sont si lourdement chargés de déclarations éthiques demandant à Dieu qu’il aide le roi dans les divers aspects de sa mission : bonne justice, fidélité à la foi, protection des églises, défense de ses intérêts, assistance aux pauvres et aux faibles… On ne peut qu’être frappé par l’étroite similitude de ces devoirs exprimés dans la liturgie du sacre comme dans les œuvres didactiques que l’on nomme « miroirs des princes » et par lesquels l’Eglise, par la plume des Alcuin, Jonas d’Orléans ou Hincmar de Reims, enseigne alors aux rois comment ils doivent entendre et mener leur mission sur cette terre. Voici, à titre d’exemple, la traduction de l’une de ces bénédiction royales : « Reçois, avec la bénédiction de Dieu, ce glaive qui t’est transmis pour punir les malfaiteurs et honorer les bonnes gens. Que par ce glaive tu sois apte, par la puissance du Saint Esprit, à résister et à vaincre tous tes ennemis et tous les adversaires de la Sainte Eglise de Dieu, préserver le royaume qui t’est confié et protéger la maison de Dieu » On la retrouvera par la suite pour des usages moins élevés.

La défaillance du pouvoir central, particulièrement en France, conduisit on le sait à ce que l’on a coutume de nommer la « féodalité ». Mieux vaudrait parler de principautés, puis de seigneuries, car l’élément « fief » n’est pas central. A l’unicité du pouvoir impérial de Charlemagne succèdent d’abord les royaumes Francs issus du partage de Verdun, puis bientôt l’émancipation des duchés et comtés, et la formation d’entités autonomes, principautés territoriales, comtés et même châtellenies. C’est pour les princes, très vraisemblablement, que l’Eglise composa des formules liturgiques très proches de celles du couronnement royal, utilisés lors de la remise de leur épée, symbole de leur pouvoir et de leur fonction de protection, ou lors des départs en campagne des armées royales ou princières contre les païens, ennemis principaux de l’Occident en ces époques d’invasions normandes, sarrasines et hongroises qui ne cessent définitivement qu’après 972. Certaines de ces formules furent également réutilisées plus tard, avec quelques modifications nécessaires, dans plusieurs rituels d’adoubement.

L’empereur est d’abord, pour l’Eglise, le défenseur attitré. Mais l’éclatement politique et la multiplication des conflits internes qui accompagnent le déclin du pouvoir central obligent l’Eglise – non seulement celle de Rome, qui à la même époque recrute des « milites sancti Petri » et cherche à s’entourer de vassaux et de princes « fidèles de Saint Pierre » – mais aussi tous les établissements ecclésiastiques, et principalement monastiques, à trouver localement des forces militaires capables de défendre leur personnes et leurs biens convoités. Ce rôle de « défenseur d’église » incombait tout naturellement à l’avoué laïc du monastère, mais aussi aux vassaux que les églises possédaient du fait de leurs grandes propriétés terriennes, ainsi qu’aux soldats qu’elles recrutaient directement, comme on en a la preuve pour de nombreuses églises comme Reims, Toul, Rodez, Albi, Cambrai, etc.

C’est sans aucun doute pour leur investiture solennelle, comportant de la part du seigneur ecclésiastique la remise d’objets symbolisant leur fonction guerrière protectrice (armes diverses mais surtout bannière et épée) que furent composés les plus anciens rituels de bénédiction de « milites » considéré jadis comme des rituels d’adoubement. Ils n’en sont que les ancêtres, destinés non pas à des chevaliers « ordinaires » mais à des guerriers d’un type particulier, les « défenseurs ou vassaux guerriers d’églises », comme l’indique d’ailleurs le titre de « l’ardo de Cambrai » contenu dans un manuscrit de Cologne de la fin du 11ème siècle. La fonction spécifique de ces guerriers facilitait à leur propos l’adoption de prières antérieurement royales ou princières, très riches, on l’a vu, en éléments éthiques comportant, entre autres, la défense et la protection de l’Eglise au sens large du terme. On n’est donc pas surpris de retrouver dans ce rituel de Cambrai la prière déjà mentionnée plus haut, et une formule ancienne (9ème siècle) prononcée sur l’épée de princes allant lutter contre les païens, dont voici le texte initial : « Exauces nos prières, Seigneur, et daigne bénir de ta droite de majesté cette épée dont ton serviteur a désiré être ceint, afin qu’elle puisse être défense et protection des églises, des veuves, des orphelins et de tous les serviteurs de Dieu contre les violences des païens, et qu’à tous les autres fauteurs de troubles elle inspire crainte, terreur et effroi ». Mais dans l’ordo de Cambrai, pour l’adapter à la situation, l’expression « contre les païens » a été remplacée par « contre leurs adversaires ». S’y ajoutent d’autres formules de bénédiction (sur la lance, la bannière, l’épée, le bouclier, enfin sur le « miles » tout armé) rappelant elles aussi la mission qui incombe à ce guerrier que l’on recrute et bénit à cette fin. L’une de ces formules fut utilisée, au cours du 12ème sièce, pour l’adoubement de chevaliers « ordinaires », qui vont seuls nous intéresser dans les lignes qui suivent.

L'adoubement

L’adoubement Chevaleresque

Les origines

En dehors des investitures princières ou vassaliques dont nous venons de parler, on ne connaît pas de rituels d’adoubement destinés à des chevaliers avant le 12ème siècle. Il est très probable que leur entrée dans la carrière des armes donnait lieu, auparavant, à une cérémonie sans doute assez simple pour les milites de base. Par elle, le seigneur qui les employait annonçait ainsi publiquement leur recrutement régulier, leur fonction officielle en tant que représentants de l’ordre, « main armée du prince », selon l’expression de Jean de Salisbury : par elle aussi, sans doute, à l’initiation des soldats romains dont s’inspirent les théoriciens du Moyen Age, ils s’engageaient, comme le soulignent de nombreux textes reprenant Frontin ou Vegèce, à combattre fidèlement pour leur seigneur sans craindre la mort, à ne pas s’enfuir au combat, mais à protéger les terres et les biens de la « patria », entendons ici le « pays », le district qu’ils servaient. L’adoubement, pour ces chevaliers de base (on peut les croire plus nombreux que leurs maîtres), se confondait sans doute avec la simple remise des armes comme « outils de travail », si l’on ose dire, la marque d’entrée dans l’exercice de leur profession. C’est d’ailleurs, me semble-t-il, le sens à retenir pour tous les adoubements chevaleresques, quel que soit leur niveau. Mais bien entendu l’entrée en fonction d’un chevalier de base implique pour lui des devoirs à titre seulement personnel, en tant que « soldat » : devoirs d’obéissance et de service envers son employeur. S’il s’agit, en revanche d’un châtelain et à plus forte raison d’un grand seigneur, son entrée dans la carrière des armes s’insère dans un ensemble bien plus vaste de fonctions, d’obligations, de services et de rapports de pouvoir. Tous impliquent l’action guerrière, mais ils la dépassent singulièrement, comme nous l’avons montré plus haut.

En d’autres termes, la remise des armes « chevaleresques », l’adoubement, signifie, au sens fort du mot, que ce guerrier est admis officiellement à agir par l’usage de ces armes dans le cadre des fonctions qui lui incombent compte tenu de son rang. Il s’agit donc d’un acte déclaratif public d’ordre professionnel, et non d’une promotion sociale, de la concession honorifique d’un titre ou d’un grade. La chevalerie n’est pas, au 11ème et 12ème siècles, une confrérie honorifique égalitaire dans laquelle on entre par un adoubement promotionnel qui serait collation d’un titre ou d’un grade honorifique. C’est l’entrée dans une profession, la corporation des guerriers d’élite. Une corporation inégalitaire : le prince chevalier commande les chevaliers qui dépendent de lui ; les guerriers recrutés ont pour fonction et mission d’obéir à leur maître et de combattre sous ses ordres. L’adoubement fait, de chacun de ceux-là, des chevaliers légitimes (et non des brigands ou des usurpateurs), admis à user des armes caractéristiques de la chevalerie. Mais chacun à son rang social, le même qu’avant l’adoubement.

L’adoubement peut-il alors être considéré comme promotionnel et honorifique ? Oui, mais dans un sens très limité, et pour deux raisons seulement. Il traduit, pour ceux qui commandent, l’entrée dans l’ère des responsabilités personnelles, dans l’âge adulte. Il exprime, pour les guerriers de base, leur admission dans une profession enviée : agents auxiliaires du pouvoir (tant qu’ils sont en mesure de l’exercer), ils côtoient les puissants et s’élèvent ainsi au-dessus de la condition de la masse anonyme des travailleurs de la terre, dont beaucoup sont issus. Les plus humbles des « milites » passent par ce moyen, ne serait-ce que comme serviteurs armés, du monde soumis et exploité des « inermes » au monde dirigeant et craint de ceux qui portent les armes, signes et fondements du pouvoir médiéval.

Les expressions qui, dans les textes, signalent cette accession à l’usage personnel des armes (miles factus en particulier), ont donc des connotations sociales très différentes selon qu’il s’agit d’un fils de roi, d’un jeune seigneur ou d’un chevalier de base. La seule signification commune est celle de l’entrée en chevalerie, à condition d’entendre par ce mot, au moins jusqu’au 12ème siècle, une sorte de corporation avant la lettre, celle des guerriers professionnels, combattant avec des armes caractéristiques. Une corporation inégalitaire (toute le sont ou le seront), avec ses patrons et maîtres (les princes et sires recruteurs) ; ses compagnons (les chevaliers de base) ; ses apprentis (les juvenes, bachelers, écuyers, valets, servant « pour armes » dans l’entourage des sires) ; ses saints patrons protecteurs (les saints militaires dont la faveur ne cesse de croître au 11ème siècle : Georges, Demetrius, Mercure, etc…) ; ses outils particuliers (les armes chevaleresque) ; son rituel d’entrée (l’adoubement, à la fois rite initiatique et de passage faisant d’un jeune un adulte et d’un « civil » un guerrier).

Cette corporation demeure ouverte jusqu’à la fin du 12ème siècle. Elle se ferme au début du 13ème siècle et se transforme en caste, exigeant, pour l’adoubement d’un jeune, la preuve que quatre de ses ancêtre au moins aient été eux-mêmes nobles et chevaliers. Elle perd alors peu à peu son caractère essentiellement professionnel pour mettre l’accent sur les aspects honorifiques, décoratifs, éthiques, culturels. La noble corporation des guerriers d’élite se transforme en confrérie guerrière des nobles d’élite. Il y a là une nuance importante sur laquelle nous reviendrons.

Histoire Adoubement

L’adoubement au 12ème Siècle

Les plus anciennes descriptions d’adoubement chevaleresque – et les plus complètes – nous sont fournies par les textes littéraires, en particulier les épopées. La plupart des éléments connus par la suite y figurent déjà et ces descriptions, destinées à plaire au public aristocratique et guerrier des cours, ont l’avantage de mettre l’accent sur ce qui importait le plus à ce public. Les aspects religieux révélés par la liturgie, et que l’on pourrait croire essentiels, y figurent peu, ou pas du tout. Certes les armes (et en particulier l’épée remise au chevalier), avaient pu préalablement faire l’objet d’une bénédiction. On peut du moins le supposer, à une époque où l’Eglise bénissait pratiquement tous les éléments de la vie, des outils de travail des paysans au lit des jeunes mariés. On sait par plusieurs textes du 12ème siècle (Jean de Salisbury, Pierre de Blois par exemple), que leur épée, au moins dans certains cas, avait été préalablement déposée sur l’autel ; ces auteurs ecclésiastiques en déduisent que, par là-même, ayant reçu leur épée « de l’autel », les chevaliers devaient se sentir des devoirs envers l’Eglise ; ils n’en disent pas plus et, à l’évidence, ces aspects religieux et liturgiques n’ont guère retenu l’attention du public des épopées. On le voit par exemple dans la description de l’adoubement du jeune Girard, neveu du comte Guillaume, avant de partir au combat le lendemain. Pour reprendre des forces, Girard a tout le jour mangé et bu abondamment ; puis il a dormi une nuit et un jour entier. (on est loin ici, de la veillée d’armes qui, dit un texte de la fin du 12ème siècle, est parfois pratiquée en certaines régions). Le soir, Girard est adoubé : « on le revêt d’une broigne très belle, puis un heaume vert est lacé sur sa tête : Guillaume lui ceint l’épée au côté gauche, et Girard saisit par la poignée un grand bouclier, on lui donne un cheval, des meilleurs du pays, il le monte par l’étrier gauche : Dame Guibourc lui tient l’étrier droit et le recommande à Dieu, le père tout puissant » (Chanson de Guillaume, V, 1075-1082).

Le poète répète la même scène à propos de l’adoubement du jeune Gui, un autre neveu de Guillaume, adoubé alors qu’il n’a pas encore quinze ans mais a fait preuve de courage et de valeur guerrière. D’autres épopées sont plus prolixes et mentionnent parfois une messe (l’adoubement des grands a lieu le plus souvent lors d’une fête, Pentecôte, Pâques, Noël ou Saint Jean en particulier) mais surtout les festivités et exercices sportifs et guerriers qui accompagnent la cérémonie. Le récit de l’adoubement de Geoffroy d’Anjou, à la Pentecôte de l’an 1128, confirme en cela les épopées : au petit jour, « selon la coutume relative à ceux qui vont recevoir des armes », on prépare un bain pour lui et pour ses compagnons qui vont être adoubés. Au sortir du bain, Geoffroy est vêtu d’une chemise de lin, d’une robe ornée d’or et d’une cotte pourpre. Ses compagnons sont également vêtus de lin et de pourpre. Enfin, accompagnés de leur suite, ils paraissent en public. Geoffroy reçoit un superbe cheval d’Espagne : « puis on le revêt d’un haubert incomparable, à double mailles, que nulle lance ni trait ne peuvent percer » et de chausses de mailles de même qualités ; on attache à ses pieds des éperons dorés ; on suspend à son cou un bouclier décoré de deux lionceaux d’or ; sur sa tête on pose le heaume orné de pierres précieuses, que nul glaive ne peut rompre. On lui apporte une lance de frêne armée d’un fer poitevin et enfin une épée merveilleuse, tirée du trésor royal. Ainsi armée, la nouvelle recrue, « future fleur de la chevalerie » s’élance à cheval. En l’honneur des nouveaux chevaliers, en effet, toute la journée fut consacrée aux jeux et exercices guerriers (tournoi, quintaine, etc..). la fête dura toute la semaine.

A l’aspect professionnel s’ajoute ici la dimension festive, due peut-être au rang élevé du nouveau chevalier. Notons aussi le caractère collectif des adoubements : ici une trentaine, ailleurs 40, 50 voire 100 chevaliers sont ainsi adoubés. Quant aux traits liturgiques, ou simplement religieux, et au caractère éthique de cette entrée en chevalerie, rien n’y fait référence. Les romans de Chrétiens de Troyes, dans les 8 mentions d’adoubement qu’ils contiennent, font référence 4 fois à la remise de l’épée, 3 fois aux éperons, 3 fois au bain précédant l’adoubement, une fois à la collée, sorte de coup à valeur mnémonique porté par l’adoubeur sur le cou ou la joue de l’adoubé (Lambert d’Ardres, qui la signale aussi vers 1200, la nomme « la gifle qu’on n’a pas le droit de rendre »). Les éléments religieux manquent, les traits éthiques y sont encore rudimentaires : Chrétien les évoque seulement à propos de Perceval qu’un preux vavasseur, après l’avoir instruit dans les armes, adoube en lui remettant l’épée. Partout, en effet, dans les textes de toute nature, tant historiques que littéraires, c’est la remise publique de l’épée qui « fait le chevalier ». ce faisant, lui dit le prud’homme, il le fait entrer dans : « l’ordre de la chevalerie, qui doit être sans vilenie » (Perceval, V. 1595-6). Il précise aussitôt en quoi consiste cette éthique chevaleresque : épargner le chevalier vaincu qui demande grâce et secourir les jeunes femmes solitaires que d’autres chevaliers violentent. Les textes du 12ème siècle n’en disent pas plus, (plutôt mince) sur l’adoubement proprement dit. Gislebert de Mons et Lambert d’Ardres, qui en mentionnent beaucoup, ne font guère allusion à autre chose, mais passent sous silence tout aspect éthique. C’est le cas par exemple de l’adoubement d’Arnoul par son père à la Pentecôte de 1181, que Lambert d’Ardres décrit en mentionnant la colée, la remise des éperons, de l’épée, en une cérémonie laïque suivie de largesses diverses, d’un repas, puis d’un tournoi. L’adoubement, on le voit, reste encore foncièrement laïc et peu chargé d’éléments éthiques. Il reste aussi ouvert : les épopées et les romans, ainsi que quelques rares textes historiques, signalent l’adoubement de personnages qui ne sont manifestement pas des « nobles » ni des membres de la société aristocratique, mais qui, par leur courage, leur force physique, leurs aptitudes au combat et leur fidélité sont ainsi « adoubés » : dans ce cas, la « cérémonie » est des plus sobres : on leur remet des armes, un point c’est tout.

Liturgie

L’Eglise et la liturgie de l’adoubement

L’importance que prend la chevalerie dans la société du 12ème siècle conduit l’église à s’intéresser à l’adoubement. L’épée qui était remise au guerrier recruté était très probablement bénie, comme tout instrument de travail. On a retrouvé des lames d’épées de cette époque portant gravées des invocations qui témoignent de la croyance des chevaliers en la protection divine dans l’exercice de leur fonction guerrière. Ce n’est pas à dire pour autant que les chevaliers se sentaient par là même « au service de l’Eglise », comme le regrettent d’ailleurs de nombreux textes ecclésiastiques qui déplorent au contraire les déprédations, attaques, violations et pillages auxquels se livrent tant de chevaliers envers les établissements ecclésiastiques, parfois au détriment des églises même qui les ont recrutés pour leur protection. Pour tenter d’inculquer à tous les chevaliers une éthique qui leur soit propre et générale, l’Eglise a confectionné pour leur adoubement des rituels qui reprennent dans une très large mesure l’idéologie qu’elle proposait depuis toujours aux rois et qu’elle cherche à étendre maintenant à l’ensemble de la classe guerrière.

Cette évolution témoigne d’un triple mouvement. D’une part, l’Eglise prend acte, avec un certain retard, de l’existence de forces armées qui échappent dans une large mesure à l’autorité des princes (au moment  même, d’ailleurs, où l’autorité royale commence, en France, à se reconstituer) ; d’autre part en s’adressant à chaque chevalier adoubé, l’Eglise prend acte de l’apparition d’une conscience individuelle qui, encore fortement engagée dans les structures vassaliques et lignagères, commence toutefois à se faire jour. L’appel d’Urbain II à la première croisade, adressé directement aux chevaliers sans passer par le truchement des rois ou des princes, participe de la même mentalité nouvelle. Enfin, comme l’appel à la croisade, cette élaboration liturgique exprimer la tentative de l’Eglise de prendre en main les destinées de la société occidentale et particulier de maîtriser et diriger les forces vives de cette société, la chevalerie. Cette tentative, on le sait, ne réussit que très partiellement.

Le plus ancien rituel connu d’adoubement purement chevaleresque traduit bien cette tentative de mettre la chevalerie au service de l’Eglise et de lui inculquer ses valeurs. Il date de la fin du 12ème siècle et fut composé en Italie du Sud, région gouvernée par des princes Normands dont beaucoup étaient des vassaux directs du pape. Il n’est pas impossible que cette origine géographique explique le caractère très religieux, voir théologique de ce rituel. Il se compose essentiellement de la prière déjà mentionnée plus haut et, précédant la remise « au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit », de l’épée, de la lance, du bouclier et enfin des éperons, de la formule suivante, très riche en éléments idéologiques : «  Quant à toi, alors que tu es sur le point d’être fait chevalier, souviens toi de cette parole de l’Esprit Saint : « vaillant guerrier, ceins ton épée » (PS 45 :4) ; cette épée, c’est en effet celle de l’Esprit Saint, qui est la Parole de Dieu. Conformément à cette image, soutiens dans la Vérité, défends l’Eglise, les orphelins, les veuves, ceux qui prient et ceux qui travaillent, dresse toi promptement contre ceux qui attaquent la Sainte Eglise, afin de pouvoir paraître couronné, en présence du Christ, armé du glaive de la Vérité et de la Justice ». on notera l’allusion claire à la mission de l’ordre des milites dans son ensemble, chargé de protéger et défendre les deux autres ordres,  « ceux qui prient » et « ceux qui travaillent », selon une division tri-fonctionnelle bien connue par ailleurs. On ne sait malheureusement pas dans quelle proportion les adoubements pratiquée en Europe occidentale à cette époque utilisaient de telles formules éthiques, de même que l’on ignore le réel usage et la diffusion du rituel d’adoubement de l’évêque de Mende Guillaume Durand qui, à l’extrême fin du 14ème siècle, collationne la plupart des formules de bénédiction rencontrées jusqu’ici pour faire de l’adoubement une sorte de sacrement liturgique et du chevalier ainsi adoubé un véritable serviteur de l’Eglise, défenseur des prêtes, des faibles, des veuves et des orphelins. Les chevaliers de la réalité, nous le verrons, n’avaient pas toujours adopté cette idéologie et y avaient pour le moins ajouté d’autres valeurs plus laïques, profanes et mondaines.

Evolution

L’évolution de l’adoubement aux 13ème et 14ème siècles

On discerne toutefois une tendance accrue vers la cléricalisation de l’adoubement à partir du premier tiers du 13ème siècle. De nombreux auteurs d’origine ecclésiastique s’efforcent, dans des œuvres dialectiques ou poétiques, de donner des divers aspects de cette cérémonie une interprétation allégorique, éthique et spirituelle. C’est le cas d’un poème composé vers 1230 ou 1250, l’Ordene de chevalerie, qui raconte comment le prince musulman Saladin exigea de son prisonnier chrétien Hue de Tabarie qu’il le fasse  chevalier et lui explique la signification des rites de l’adoubement. Le bain y est comparé au baptême : le chevalier doit en sortir sans « vilenie » ; on le couche en un lit qui signifie que, par la chevalerie, il doit « conquérir un lit au paradis » ; le fin lin symbolise la pureté qu’il doit maintenir, et la pourpre le sang qu’il doit répandre pour défendre Dieu et la foi chrétienne ; la ceinture blanche doit l’écarter de toute luxure, les chausses noires évoquent la terre où il retournera, le conduisant à éviter l’orgueil ; les éperons symbolisent le courage et l’ardeur qu’il lui faut avoir pour Dieu ; l’épée, la droiture et la loyauté devant mener le chevalier à défendre le pauvre et le faible afin que le riche et le puissant ne puissent lui causer tort. Quant à la collée, elle a pour seule fonction de rappeler au chevalier le souvenir de celui qui l’a adoubé. D’autres textes interprètent ces phase différemment, mais tendent tous à inculquer à la chevalerie les règles d’un comportement mettant le chevalier au service de l’Eglise et du bien.

Le philosophe et théologien catalan Raymond Lulle, à la fin du 13ème siècle, s’inspire de l’Ordene pour donner des armes du chevalier une signification éthique et religieuse du même ordre, tentant de faire de la chevalerie dans son ensemble ce que Bernard de Clairvaux, un siècle et demi plus tôt, attendait des Templiers.

Vers 1230, Lancelot du Lac, l’un des romans les plus diffusés au Moyen Age, utilise la même symbolique pour montrer que le chevalier doit être à la fois le seigneur du peuple et le serviteur de Dieu et de l’Eglise. Episode bien isolé dans ce roman où Lancelot, le meilleur chevalier du monde, amant de la reine Guenièvre, se soucie peu de servir l’Eglise mais cherche avant tout la gloire, et dont la seule motivation est l’amour adultère qui l’unit à l’épouse de son roi.

L’aspect social de l’adoubement se renforce au cours du 13ème siècle. La noblesse étant maintenant acquise par le seul droit de naissance, tous les nobles ne sont plus tenus, comme jadis, de se faire adouber. L’adoubement devient alors une « décoration » supplémentaire qui s’ajoute à la noblesse mais que celle-ci réserve à certains de ses fils, en interdisant l’accès aux roturiers. Seule la dispense royale, véritable lettre d’anoblissement, autorise un non noble à être « fait chevalier ». La plupart des nobles et beaucoup de roturiers pratiquent pourtant le métier des armes et combattent en chevaliers sans en avoir le « titre ». l’adoubement glisse alors de plus en plus vers la signification honorifique et promotionnelle que l’on a évoquée au début. Aux 11ème et 12ème siècles, quand « adouber » signifiait « armer un homme pour en faire un chevalier » on adoubait souvent à la veille d’une bataille pour disposer de plus nombreux guerriers à cheval. Aux 14ème et 15ème siècles, on le fait plus fréquemment après la bataille qu’avant celle-ci, récompensant ainsi par l’octroi d’un titre honorifique les nobles guerriers à cheval qui ont bien combattu. On comprend alors que la cérémonie soit ici abrégée, réduite à son rite principal, transformant la colée en accolade.

L’aspect militaire de l’adoubement, cependant, ne disparaît pas au fil des siècles. La corporation s’est seulement transformée, aristocratisée, muée en caste élitiste non seulement sur le plan professionnel mais aussi social. La valeur morale et religieuse de l’adoubement ne s’est pas renforcée pour autant, et l’on peut même considérer la formation des ordres laïcs de chevalerie, au cours du 14ème siècle, comme une tentative de redonner à la chevalerie un lustre moral qu’elle avait perdu aux yeux de beaucoup. De même, l’habitude prônée par certains de ces ordres, comme celui des chevaliers du Saint Sépulcre, de se faire adouber aux lieux saints traduit sans aucun doute la nostalgie d’une chevalerie idéale qui aurait été jadis, comme les croisés et les Templiers des premiers temps, au service de l’Eglise et de la foi chrétienne, imprégnée de ses valeurs et de son éthique.

Une chevalerie mythique, idéalisée, et qui ainsi définie, ne fut jamais, selon le mot de S. Painter, qu’un « doux rêve ».

Note de l’Ordre du Saint Sauveur de Montréal :

Le doux rêve continu depuis maintenant quelques siècles… il nous a emporté jusqu’à nos jours, l’idéal chevaleresque existe toujours, nos œuvres comme celles de nos confrères d’autres ordres sont là pour en témoigner… le rêve est parfois plus « amer » que « doux » mais nos preux chevaliers d’hier comme d’aujourd’hui n’ont en aucun cas perdu la « foi » en leur mission…

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